sadèle » knock on wood.

La nuit tombait, Adèle. Elle ne bougeait pas, la croupe ancrée sur le sol du salon, à parcourir les plaies trop fraîches sur son poignet. En se rapprochant des veines, elle parvenait à sentir la délicate odeur du cruor, comme si le plaisir était advenu la veille, alors qu’il remontait à deux jours. L’extase s’était envolée, pour laisser place à la douleur, devenue usuelle, avec le temps. Longues années de souffrance, à s’accoutumer à la lame glissant sur les traits bleutés, avant d’y plonger, de s’abreuver à la source. Elixir de jouvence. Un brin obnubilée par cette euphorie provoquée par les mutilations infligées, moyen comme un autre, de se délivrer d’une peine qui la bouffait, la rongeait. Charogne à en devenir, Adèle, elle finirait mal, à n’en pas douter et peut-être qu’elle en rêvait, allant jusqu’à idéaliser cette déchéance prochaine. L’esprit allait et venait, au fil des minutes qui défilaient, la mettant un peu plus en retard quant à son rendez-vous avec Saul. Elle avait eu en travers, le fait qu’il ne pose guère un regard sur elle lorsqu’ils s’étaient croisés, puissant sentiment d’indifférence qui l’avait mit en rogne. Alors, Saul, il pouvait bien attendre quelques minutes supplémentaires, toujours à se faire désirer, Adèle, quand bien même la tête était ailleurs. L’enveloppe glacée, les gestes lents, à glisser de quoi survivre une nuit dans un sac à dos. Les baskets enfilées, elle coiffait sa tignasse brune et parvenait à attraper le dernier bus nocturne, Adèle, en profitant pour se détendre à l’aide de quelques notes musicales. Paysage défilant, paupières closes, respiration régulière, à cajoler les quelques plaies en relief sur son poignet, inconsciemment (peut-être). Les semelles finissaient par s’ancrer dans la boue et elle s’approchait de Saul, la frimousse camouflée sous sa capuche. Elle s’immobilisait face à lui, le fixait un moment, avant d’ouvrir silencieusement la marche jusqu’à la cabane dans les arbres, leur cocon pour la nuit. Havre de paix pour la jolie Adèle, qui aimait s’isoler du monde et se laisser aller, submerger par un torrent intempestif de larmes. Ils ne tardaient pas à atteindre l’échelle mêlant ses doigts et pieds pour atteindre la cabane. Trappe repoussée et une enveloppe qui se laissait aller sur le matelas trop étroit pour un deux places, trop large pour une place, couvert de draps et d’oreillers. Et elle gardait le silence, Adèle, attendant qu’il fasse le premier pas, pour apaiser ce drôle de sentiment qui l’animait en sa présence. Fallait bien dire qu’il avait su percer sa carapace, Saul, mais qu’il l’avait déçu en l’ignorant, l’accablant en retour de palabres acerbes, enfilant son masque, celui qu’elle exhibait à l’univers. Deux déceptions, qu’elle pensait. Alors, peut-être qu’elle devrait s’excuser, Adèle. Peut-être pouvait-elle y songer.

(c) TORTIPOUSS.

Adèle, ce n’était pas la personne la plus agréable de cette planète. L’air fermé et l’expression impassible, l’on n’osait pas se confronter à ses orbes azurés, de peur de se faire foudroyer sur place. Tornade dévastatrice. Certainement redoutable, assurément féroce, la sublime, à onduler au milieu de la végétation, sans laisser un son s’échapper d’entre ses pulpes charnues. L’estime heurtée, Adèle, elle serrait les poings, se retenait d’exploser, de laisser un aperçu du champ de bataille, parce que exploser reviendrait à se mettre entièrement à nu. Exhiber la moindre plaie, mettre des mots sur ce qui la rongeait depuis de si longues années. Adèle, elle ne se sentait pas encore prête à se montrer de la sorte, à afficher les fissures longeant son enveloppe charnelle. Quand bien même elle tolérait la présence d’un autre à ses côtés, tout ceci n’était pas aisé lorsque l’on savait qu’elle craignait de tout perdre, une seconde fois. Cela expliquait l’absence de frimousses connues à ses côtés, si froide et réservée, cachant sa phobie que de tout perdre. Elle pensait à ceci en se retournant pour vérifier qu’il suivait, qu’il survivait à la montée raide de l’échelle, avant de laisser son corps s’effondrer sur le matelas. À travers un infime trou sur le toit, l’on pouvait voir les étoiles et cette vision suffisait à étirer une risette sur ses lèvres. Ses paupières se fermaient, laissant quelques minutes s’égrainer. Elle s’en remettrait, oui, mais ses incertitudes lui menaient la vie dure et Adèle ne parvenait pas encore à s’exprimer dessus. Tout était trop frais. Ainsi, la brune baissait les armes et se décalait légèrement pour lui faire de la place, croisant ses paumes sous son crâne. « Je viens souvent ici. » Qu’elle murmurait, d’une petite voix, toujours pudique, Adèle, à parler doucement lorsque la mélodie harmonieuse de sa voix s’élevait dans les cieux. Attendrissante, d’une certaine manière, à hésiter et cogiter dès qu’elle devait parler. Elle finissait par se tourner sur un côté, glissait ses paumes sous ses joues, pour river ses prunelles dans celles de Saul. L’ombre d’un sourire aux lèvres. « J’ai cru… » Boule à la gorge, Adèle. Pas confiante avec l’exercice des confessions sous le ciel étoilé.  Silence, respiration à peine audible. Les joues teintées de rouge. « J’ai cru que tu te moquais de moi. » À faire semblant, à jouer la comédie, pour éviter qu’elle fasse scandale, la jolie. Elle n’avouerait pas qu’il se frayait une place jusqu’à son cœur cadenassé, Saul, simplement à demi-mot, le tout appuyé par des regards qui ne mentaient pas quant à son attachement. L’espoir de retrouver le goût de l’amitié. Contraste saisissant avec les insultes de leur dernière entrevue, mais ce n’était pas une mauvaise fille, Adèle, juste maladroite, explosive, colérique, de peur que l’on abandonne les quelques morceaux restants de son âme. « Et j’ai peur. » De ça, de l’amitié, des pertes, des échecs : de tout, Saul, mais j’suis incapable de te le dire, que tu comptes. Je suis effrayée, en permanence : parce que la vie ne m’a pas épargné et que je vis dans la crainte depuis, Saul. L'amitié, concept si étrange.

(c) TORTIPOUSS.