à ma santé qui fait naufrage - trevor

Une grimace lui tord les lèvres lorsqu'il pousse la porte tournante qui mène dans le hall de l'hôpital d'Exeter. C'est la deuxième fois qu'il fout les pieds ici en une semaine, mais malgré les médicaments qu'on lui a donnés pour soigner ce qui s'apparente à une grippe, son état ne s'améliore pas. Une fièvre résiduelle ne le quitte plus depuis dix plus de dix jours, ses ganglions sont particulièrement douloureux et quelques plaques rouges sont apparues ici et là sur son corps. Le mal de tête qui le tiraille n'a probablement rien à voir avec le mal qui l'afflige et n'est sûrement qu'une fâcheuse conséquence de sa consommation élevée d'alcool au cours des derniers mois. Il ne serait jamais venu si on ne le lui avait pas fortement suggéré - en l'emmenant de force, une semaine auparavant - mais Duane n'avait accepté que si Trevor pouvait s'occuper de lui - en hurlant et en tapant du pied sur le sol de l'urgence lorsqu'on lui avait dit que l'oncologue était occupé et que le policier ne pouvait pas ordonner ce genre de chose. Quelques heures plus tard, pourtant, il s'était retrouvé dans une salle d'examen, un garrot autour du bras et Trevor à ses côtés pour lui faire une prise de sang. L'euphorie habituelle de la seringue qui se plante dans la veine n'était jamais venue, ce jour-là, probablement parce que Duane avait alors compris que l'effet tant espéré ne viendrait jamais, lui non plus.

L'odeur lui lève le coeur et le policier s'avance d'un pas lourd jusqu'au bureau d'information pour demander son chemin jusqu'au bureau de Trevor. On le regarde comme s'il allait mourir demain et Harrison lève les yeux au ciel alors qu'un lourd soupir s'étiole entre l'agent de sécurité responsable de donner les indications et lui-même.

« J'ai pas le cancer, c'est bon. » lance-t-il simplement avant de poser ses coudes sur le bureau et prendre quelques notes mentales pendant les explications de l'homme. « Je devrais trouver. Merci. » Il ferme les yeux pendant une fraction de seconde afin de chasser la céphalée qui tambourine contre son crâne depuis deux jours, prend une longue inspiration avant de quitter l'accueil pour rejoindre l'ascenseur comme on le lui a indiqué.

Lorsque Trevor l'a appelé pour lui donner un second rendez-vous en lui expliquant qu'il préférait ne rien dévoiler au téléphone, Duane avait trop bu pour s'inquiéter, mais maintenant qu'il se retrouvait une nouvelle fois dans les couloirs de l'hôpital, l'anxiété devenait désormais maîtresse et chacun de ses gestes en était un d'automatisme.  

Il n'a pas réellement besoin d'entrer dans le département d'oncologie puisque les bureaux des médecins - dans lesquels se trouvent également tout le nécessaire pour les examens de routine - se trouvent non loin des grandes portes annonçant haut et fort que des gens très très malades sont entassés derrière. On le dirige vers une petite salle d'attente, presque vide, en lui expliquant que le docteur Morton viendra bientôt le chercher. Le policier appuie une épaule contre le mur et soupire lourdement alors que des frissons lui rappellent que la fièvre est toujours là, agressive. Il décide de garder son manteau, ferme les yeux et patiente, bien que ce ne soit pas sa première qualité.

La voix de Trevor le tire de ses pensées et Duane relève les yeux, se détache finalement du mur.

« Hey. Juste comme ça, ce que tu m'as donné la dernière fois, ça marche pas. » lance-t-il en guise de bonjour avant de se radoucir un peu à la vue de son ami de longue date. « Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu deux fois dans la même semaine. » Il lui emboîte le pas, soudain un peu nerveux alors que l'odeur d'antiseptique s'engouffre dans ses narines et que le blanc des murs lui irritent la rétine. « Vous devriez repeindre, c'est dégueu, le blanc partout. »

Son corps s'est réveillé colérique ce matin comme un enfant malade qui ne veut pas aller à l'école. Ce n'était même pas à cause de l'alcool. Une fois devant le miroir de sa salle de bains, ses muscles lui faisaient la guerre et son cœur rechignait. Trevor ne leur a pas laissé le choix, que ce soit sa tête, son âme ou cette boule qu'il a dans le ventre depuis la veille.
Il s'est bourré d'anxiolytiques parce qu'il sentait bien que sans cela, il n'aurait même pas su franchir le pas de la porte.
Quand l'hôpital est entré dans son champs de vision, c'était encore pire. Un endroit où s'entassent les malades et où les familles font les cent pas. Des lions en cage teintés de désespoir, qui voudraient bien sortir de là mais coincés par les chaînes de l'angoisse. Lui aussi a un jour été l'un de ces fauves. Si l'univers se dessinait sous ses yeux, le cancer de Solal, quant à lui, avait formé tout autour de lui de hauts barreaux qu'il lui était impossible de franchir. Et même si on avait terminé par lui ouvrir la porte, Morton serait resté là. Que serait lion sans sa meute ?
Sa gorge est nouée alors qu'il reste là, planté sur le siège de sa voiture et le cœur au bord des lèvres. Il le sent battre tout doucement et attrape une nouvelle fois cette boîte de médicaments qu'il vient d'entamer pour en prendre un autre. Il aurait pu boire mais les molécules sont plus efficaces et discrètes que le goût du whisky. Dans sa déchéance, Trevor n'a pas envie que Duane sache ce qu'il est en train de devenir.
Harrison est une part bien trop précieuse de son passé pour prendre le risque de l'entacher. Ensemble, ils se sont vus sourire et souffrir, quelques lettres de différence mais deux mondes totalement opposés.
Il aurait voulu que tous deux sachent rester dans la meilleure version d'eux mêmes mais l'univers préfère les âmes cabossées et les failles instables. Il aime lorsque les tremblements de terre déclenchent des guerres et des larmes.
Il n'y a qu'à l'orée du chaos que les étoiles brillent le mieux.

Morton n'a pas sa tenue de médecin sur le dos. La moitié de l'hôpital sait qui il est, ce qu'il fait, la fragilité de son esprit. Trevor est un funambule et marche sur le faible fil de sa lucidité en ressentant le vide tout au dessous de lui. Sa vie est un vertige et fermer les yeux est l'unique façon de ne pas faire le saut de l'ange.
Arrivé en avance, son regard fatigué se pose sur la silhouette de Duane lorsque celui-ci se présente enfin à leur rendez-vous. Le brun retient au creux de sa bouche les réponses sarcastiques à la remarque de son ami. Il sait, il a vu, Harrison plonger, sombrer et ne même pas tenter de se ressaisir. Il sait aussi, ce que cela peut faire, combien c'est douloureux, à quoi ressemble le fond et comme il est parfois difficile de remonter à la surface.
Quelques temps plus tôt, il avait accepté de revenir à l'hôpital pour lui parce qu'il le connaît suffisamment pour savoir que Duane n'aurait pas lâché l'affaire. Une prise de sang, ce n'était pas grand chose et pourtant, il avait passé la moitié de la nuit à vomir après s'être rendu dans ces lieux qu'il fuit comme la peste. Les premières semaines après la mort de Solal, Trevor était venu au travail mais les migraines s'accumulaient et l'empêchaient de faire quoi que ce soit. C'est en comprenant que son corps se révulsait à la simple vue de l'hôpital qu'il avait finalement accepté de prendre des congés, de quoi se reposer, renouer un peu avec la vie mais les mois d'absence ont causé le contraire.
Trevor s'est esquinté, sans l'aide de qui que ce soit.
Son métier était un but et lui aussi l'avait perdu.
Solal était probablement un test que le ciel lui avait envoyé afin de tester sa foi mais il avait échoué.

-- Je sais, Duane. Son corps a entamé un processus de faillite et si personne ne lui vient en aide par des traitements adaptés, celui-ci continuera d'effondrer son système immunitaire. Trevor a déjà contacté  l'une de ses connaissances spécialisées dans le suivi du vih mais Morton a tenu à annoncer la nouvelle afin d'assumer jusqu'au bout son soutien. Suis-moi. Calme, Trevor l'invite à marcher jusqu'à une petite salle où une machine à café les attend. Un lieu où seuls les médecins ont le droit de venir en temps normal mais où l'ambiance y est plus calme. Tu n'es jamais venu dans un hôpital ? Question un brin moqueuse à la remarque de Duane sur la couleur des lieux. Tandis qu'il sort de sa poche une pièce et s'approche de la machine, Morton lance un regard moins sévère à son ami. Tu devrais t'asseoir. Les nouvelles ne sont pas si bonnes que je l'espérais. Pourtant, au fond, son instinct se doutait, avait déjà la réponse. De part son mode de vie, il était peu probable que Harrison l'évite.
Un café ?
Un moyen comme un autre d'installer un matelas afin d'amortir la chute que Duane s'apprête à faire.

Il sait ? Comment ça, il sait ?

Le policier se contente de froncer un sourcil, soudain silencieux, alors qu'il constate la gravité de la situation dans le regard de son ami. Comment peut-il savoir que le traitement aux antibiotiques ne l'a pas soulagé alors que Duane ne lui a encore rien dit ? Le pas traînant et lourd, le brun lui emboîte le pas sans protester alors qu'un frisson désagréable lui parcourt l'échine sans pour autant qu'il puisse blâmer la fièvre. Tel un automate, Duane ne fait que poser un pied devant l'autre afin de rejoindre Trevor dans la petite pièce un peu moins blanche avec les petits électroménagers, mais toujours aussi terne. Il a presque l'impression de ne pas réellement avoir le droit d'être là, a presque l'impression d'être un imposteur alors que le médecin ne semble pas s'en formaliser et qu'il évolue malgré tout dans cet environnement comme s'il lui appartenait, comme s'il n'était jamais parti. Trevor n'aurait jamais dû quitter l'hôpital. Cet endroit est sa seconde maison - peut-être même la première - et sans elle, le médecin n'est plus que l'ombre de lui-même, tout comme Duane n'a plus rien de l'homme qu'il était avant la mort de son fils, avant de devoir rendre son badge pour un certain temps.

La question du médecin lui soutire un maigre sourire alors qu'il hausse simplement les épaules, le dos appuyé contre le mur blanc.

« Mouais. Je sais pas, c'est déprimant. Ça doit l'être aussi pour vous. » souffle-t-il simplement alors que ses mains tremblent légèrement sous la nervosité qui l'assaille brutalement.

Pourtant, lorsque son ami le regarde pour lui dire de s'asseoir, Duane sent déjà ses jambes qui frémissent sous son poids, comme si tout son corps s'attend déjà à la pire des nouvelles, comme si son être tout entier a déjà décidé de baisser les armes et de capituler. Il essaie de faire un pas, ferme les yeux et prend une longue inspiration afin de contrôler chacun de ses mouvements avant de réussir à rejoindre la table et les chaises rudimentaires qui s'y trouvent. Les extrémités de ses doigts sont froides, presque insensibles lorsqu'il les referme sur le dossier de la chaise pour la reculer et s'y laisser tomber difficilement.

Duane secoue d'abord la tête lorsque Trevor lui propose un café, mais revient rapidement sur sa décision alors que la boisson chaude pourrait probablement lui faire du bien.

« Noir, s'il te plaît. Merci. »

Sa voix est rauque, comme s'il n'avait pas parlé depuis longtemps ou comme s'il venait de se réveiller d'une longue sieste. Il aimerait que le médecin balance tout sans essayer de le préserver, mais il n'est pas certain d'être en mesure d'accepter tout ce qu'il a à dire. Les nouvelles peuvent-elles être si mauvaises que ça ? Bien sûr. Sa vie n'est qu'une succession de mauvais choix et de mauvaises nouvelles.

Il attend patiemment, même si la patience n'a jamais été son fort, même s'il a envie de savoir à quel point ça craint, juste parce qu'il ignore ce qu'il peut aujourd'hui supporter.

« C'est le cancer ? » demande-t-il finalement, la gorge nouée, alors qu'il peine à relever les yeux sur la silhouette de Trevor alors que ce dernier pose un verre de café devant lui. Il veut savoir, Duane. Tant pis pour la chute, il ne peut pas rester plus de quelques minutes comme ça, à attendre un diagnostic qui n'est pas aussi bon que ce que Trevor espérait. « Vas-y, je suis un grand garçon, j'ai vu pire. » lance-t-il finalement en redressant le menton vers lui, ses doigts se resserrant autour du gobelet en carton.

Il est sur le point de poser une bombe dans la vie de son ami.
Quand il le regarde derrière son café chaud, Trevor a un moment de flottement. Est-ce qu'il a les épaules pour ça ? Est-ce qu'ils auront tous les deux le courage d'accepter leur rôle dans cette histoire ?
Morton s'exécute à la demande de Duane et coule un café noir dans un gobelet en carton.
Ses mots vont causer énormément de mal, il le sait, comme s'il était le fautif alors que seul Harrison est responsable de ce qu'il lui arrive.
Il pourrait l'engueuler, lui dire tout ce qu'il pense de la drogue et de tout le reste mais ce serait rendre les choses encore plus difficiles. Et compliquées, elles le sont déjà, bien trop douloureuses pour ne pas le ménager un peu. Sa mâchoire se crispe alors qu'il s'assoit en face de lui.
On a des soucis plus importants dans cet hôpital que la décoration. Trevor manque toujours un peu de tact. Cette dernière année a eu raison de toute sa patience. Quand il parle, c'est comme s'il exorcisait tout le mal qui le ronge. Est né de sa tristesse tant de démons qu'il ne les avait pas vu venir. Le deuil a posé la première larve et toutes les autres sont venues comme par magie. Elles grouillent en lui et lui causent souvent trop de mal. Il n'y a que face à l'alcool qu'elles s'endorment un peu. Pourtant, là,  il a pris la peine d'être sobre même si son corps réclame sans cesse sa dose. Ses mains tremblent un peu, elles sont glacées, il a du mal à se réchauffer. Probablement parce que son âme n'est pas en lui et qu'elle a laissé son corps vide et sans aucune défense. Tandis qu'il dépose le verre devant Duane, sa gorge se noue un peu.
Annoncer ce genre de choses, c'est perdre un peu de soi aussi.
Il déteste ça. Le pire c'est avec les gosses, quand il annonçait aux parents et qu'eux restaient là, toujours si vivants alors que la mort était à leur trousse.
Avec les adultes, la tragédie est toujours plus claire et violente.  Ils savent, et c'est aussi ce qui les pousse dans le ravin. Ils n'ont pas la force trop naïve des enfants, plus ce film protecteur qu'impose l'insouciance.

Le cancer ? Il est surpris dans un premier temps, avant de réaliser. Oh, non. Morton, toujours un peu à côté de la plaque, peine à reprendre pleinement ses marques. Le médecin qu'il incarne pour Harrison n'est plus qu'un jeu de rôle qu'il ne trouve même pas drôle. Il ne se sent pas lui, pas à sa place mais laisser un ami dans la douleur lui semble encore trop compliqué.
Je ne vais pas m'occuper de ton cas. Il marque une pause. Pourquoi est-ce soudainement si difficile à dire, à avouer ? Il n'a pas fait de conneries mais se sent pourtant sur la sellette, comme s'il était sur le point de perdre un ami. J'ai confié ton dossier à un collègue, l'un des meilleurs dans son domaine, Oui et après ? Après quoi ? Sors-le Trevor, ce n'est pourtant pas si difficile. C'est le VIH, Duane. Qu'il termine par lâcher brutalement afin de se libérer de ce poids. Morton respire un peu mieux mais la crainte est toujours là. Il en a vu passer des réactions et chacun a sa façon de se protéger. Il y a ceux qui optent pour le silence, ceux qui passent par la colère mais aussi  les larmes de crocodile ; l'état de choc sous toutes ses formes. Ses mains osseuses naviguent sur la table mais n'osent pas prendre les siennes pour les serrer un peu. Quel réconfort pourrait-il lui apporter quand il est lui-même mort ? Ses yeux  bleus se plantent dans ceux de Duane alors qu'il lutte pour reprendre un semblant de professionnalisme.

Tu pourras discuter avec lui, poser toutes les questions qui te passent par la tête. Il mettra en place la trithéraphie pour empêcher le virus de se multiplier. Sans ça, ton système immunitaire ne pourra jamais se construite. C'est pour ça que tu n'arrives pas à aller mieux. L'anxiété le pousse à aligner trop de mots. Morton réalise combien son corps est lui aussi en surtension et rejette en bloc la situation mais l'homme se bat contre lui-même pour ne pas laisser tomber Duane. Son regard a presque l'air convaincant : je suis solide.
Mensonge.

Trevor a raison, bien sûr.

Les soucis de cet hôpital sont bien plus grands qu'une simple et futile question de décoration, mais ça lui fait du bien, à Duane, de se concentrer sur l'insignifiance du décor pour ne pas trop penser à ce qui s'en vient. Parce qu'il le sait, au fond de lui. Il le sait qu'il va mal, qu'un trouble plus important encore le ronge. Il le devine plutôt aisément parce que Trevor ne l'aurait jamais convié à l'hôpital pour lui dire qu'une grippe le clouerait quelques jours au lit et qu'il ne pouvait rien faire pour l'aider, qu'elle finirait par passer avec beaucoup d'eau et de repos. Si son ami l'a fait venir ici, c'est forcément parce qu'il y a quelque chose de grave et Duane gère assez mal l'angoisse qui lui étreint sauvagement la poitrine.

Café noir posé devant lui, le policier remercie d'un léger signe de tête son ami et prend une longue inspiration afin de calmer les battements de son coeur qui s'accélèrent brutalement. Il ne peut pas s'empêcher d'imaginer le pire, même s'il ne prend pas encore tout à fait conscience que le mal qui l'accable est tout aussi pire. Le soulagement est de courte durée lorsque Trevor lui confirme qu'il ne s'agit effectivement pas du cancer puisqu'il devine dans la sévérité des traits du médecin qu'il n'y aura pas de répit pour lui. Il secoue la tête, comme s'il refuse de voir un autre médecin, comme s'il refuse d'accepter la mauvaise nouvelle qui devrait lui tomber dessus dans les prochaines secondes. Trevor demeure silencieux pendant quelques secondes et cette fois, Duane ne le presse pas dans ses confidences, profite de ce moment de flottement où il peut encore croire que tout va bien, que sa vie n'est pas à deux doigts de s'écrouler.

Et puis, le diagnostic tombe.

Le diagnostic tombe et Duane demeure impassible, comme dans un autre monde.

Pendant de longues secondes, le policier reste immobile, oublie même de respirer. Le VIH. Le VIH. Le VIH. Cette maladie qui prend tout. Cette maladie qui ne se soigne pas. Le silence du policier contraste avec les mots de Trevor qui s'accumulent et qui peinent à se créer un chemin dans l'esprit malmené de Duane. Il doit se râcler la gorge pour parler alors que sa voix se veut très rauque, comme s'il n'avait pas prononcé un mot depuis deux jours.

« Ça ne sert à rien. » débute-t-il alors qu'il doit prendre une longue inspiration pour retrouver un peu d'oxygène et remplir ses poumons d'air frais. « Ça ne se guérit pas. » Sa voix s'entrecoupe, ses doigts se referment sur l'anse de la tasse, mais il ne parvient pas à la lever tellement ses mains tremblent. La fièvre n'a pas disparu comme par magie, mais Duane n'en ressent plus les symptômes puisque son coeur est suffisamment écorché pour détourner son attention. « Merci. » Il tente de se relever pour quitter la pièce, vacille sur ses jambes et se rattrape maladroitement à la table alors qu'il renverse la tasse de café qui s'échoue sur le sol, éclate.

Il n'a d'autre choix que de s'asseoir, le souffle court, la respiration irrégulière, instable.

« Je ne veux voir personne. Surtout pas un médecin. » lance-t-il presque violemment alors qu'il enfouit son front entre ses paumes et qu'il se tire un peu les cheveux, manière détournée de se réveiller si l'aveu n'est en réalité qu'un cauchemar. Trevor est toujours là lorsqu'il relève les yeux vers lui et il se trouve toujours au sein de cette pièce blanche dégueulasse munie d'une machine à café, une tasse éclatée à ses pieds. Il a envie de hurler et pourtant, aucun son ne sort de sa bouche alors qu'il se concentre sur ses mouvements, que les tremblements de ses mains cessent un peu. Il aimerait lui crier qu'il n'a aucune question à poser à son collègue et pourtant, des milliers d'interrogations naissent dans son esprit, pêle-mêle. Est-ce qu'il y a un risque pour les enfants ? Depuis quand ? Que lui arrivera-t-il ?

« Je veux partir d'ici. » Les mots sont lourds de sens et la panique se ressent, se vit. Il peut probablement oublier et effacer les mots prononcés par Trevor s'il fait un effort.

Juste un petit effort.

Duane et Trevor se transforment en marins.
La conscience de l'un est le bateau de l'autre mais elle prend l'eau. Le regard de Harrison se voile et le ciel devient sombre. Au dessus de la mer, les nuages jusqu'ici grisés finissent aussi obscurs que de l'encre.
Surgissent de la bouche de Morton de vieux monstres sous marins et ancestraux.
Ils reviennent de si profond qu'ils se mélangent à la nuit.
Trevor entend leurs bruits et les vagues s'agitent sous le bois de leur radeau.
C'est un mauvais moment à passer mais il le sait, il faut le traverser et si certains les affrontent seul, Morton est là pour lui tenir la main.
Il s'en fout de se prendre quelques râclées au passage.
Il en a rien à faire que l'eau passe par dessus de bord et lui fasse boire la tasse alors qu'il a rien demandé. Il est habitué, parce que lui aussi revient des abysses, et il connaît, l'aveuglement, le manque d'oxygène et toute la solitude.
Sa gorge se noue et quand Duane se redresse en faisant tomber sa tasse de café, lui aussi ne parvient pas à tenir debout à cause des secousses de l'eau.
Il tombe lamentablement et le cœur de Trevor rate un battement. Pourtant, il le laisse se rattraper seul et reprendre place sur sa chaise. Il peut pas non plus faire tout le boulot à sa place … ce serait comme le brancher à une machine qui respirerait à sa place et se battrait pour lui. Et c'est pas ce qu'il faut. Il a besoin que son ami s'endurcisse et qu'il souffre pour se remettre sur pieds. Ce n'est qu'en détestant ce qui le tue à petit feu qu'il saura trouver les armes nécessaires pour le combattre.

Non, ça ne se guérit pas mais on peut le contrôler. Sa voix n'a pas la moindre assurance parce qu'il a compris que Duane n'est pas encore à ce stade. Il a pas besoin d'être rassuré avec des statistiques et des études. Une autre part de lui a besoin de lumière. C'est son âme toute entière qui fait face à la tempête et quand on est au cœur de l'enfer, qu'est-ce qu'on cherche ? Un regard compatissant, qui ne nous juge pas d'en être arrivé là, qui pose pas de questions sur le chemin emprunté, sur les portes prises alors qu'il aurait été plus juste de les laisser fermées.
Trevor termine de boire son café. Le liquide chaud lui brûle le palais et le médecin grimace. Sa silhouette osseuse se redresse. On dirait une ombre, un pas grand chose flottant dans l'air jusqu'à son ami. Il contourne la table, évite la flaque de café qu'il nettoiera plus tard.
Morton se sent fébrile mais termine par s'accroupir pour être plus bas que Duane.
Ses yeux se redressent vers lui tandis que ses mains attrapent ses poignets pour l'empêcher de cacher plus longtemps son visage. Il agit avec plus de fermeté qu'il le voudrait car Harrison n'est pas un enfant. Si Morton ne le raisonne pas avec une poigne solide, l'homme terminera de lui échapper, à tout jamais.
Regarde-moi quand je te parle.
Hors de question qu'il s'adresse à la nuit qui les entoure. Il s'en fiche du vide, il le connaît par cœur, il est en composé à plus de quatre vingt dix pour cent. C'est un ballon de baudruche, tout juste un peu plus lourd.
J'ai besoin que tu me fasses confiance, d'accord ? Son regard est sévère, ne laisse entrevoir aucune faille. Morton est le plus doué à ce jeu là, il est capable d'être n'importe qui, même avec une âme plombée par les épreuves. Je suis ton ami, Duane, t'as confiance, n'est-ce pas ? Je t'ai jamais laissé tomber, crois pas que ça va commencer maintenant. Il marque une pause, relâche la pression sur sa peau avant de le lâcher, totalement.
Il faut que tu vois un médecin, c'est ridicule, tu  peux pas rester dans cet état. Sa main remonte contre son visage, son front brûlant témoignant de sa fièvre carabinée.
Trevor commence à avoir mal au dos mais ne bouge pas d'un cil, ses pupilles suspendues aux siennes qui l'implorent de pas déconner.
Et les tentacules de quelques monstres des profondeurs se saisissent de sa gorge et la lui nouent, fort, très fort.
Il a envie de s'écrouler, de boire à ne plus se souvenir de rien mais fait l'effort, pour une fois, pour quelqu'un, en un an.
Un an …