VENDÉMIAIRE. (irwyn)

L’âme échauffée par l’alcool et les doigts engourdis par le froid. Hyacinthe, il aime pas particulièrement se mettre des races au Blackbird — c’est avant tout prendre le risque de devoir s’abandonner aux bons soins d’Edwin, en cas de défaillance ; c’est se hasarder, surtout, à l’humiliation d’être ramené au portail de la maison familiale, comme un enfant, un adolescent fugueur et débauché. L’ivresse est toujours modérée lorsqu’il passe les portes du casino ; il arrive presque à marcher droit. On pourrait presque dire de lui qu’il est raisonnable, qu’il y a des limites que cet enfant déviant sait respecter, après tout. Mais y’a ses mains qui tremblent toujours d’anticipation, lorsqu’il pousse la porte du bar ; la bouche comme asséchée par la journée d’abstinence. Comme un enfant qui ouvre d’un geste transi la revue érotique qu’il a cachée sous son lit, Hyacinthe se sent frémir à l’idée de pouvoir se vautrer dans l’éthylisme et l’imprudence autant qu’il lui plaira. Il veut noyer ses poumons sous l’eau-de-vie sépulcrale, veut se brûler le gosier au troisième degré — tout pour se sentir en vie, tout pour ne plus rien sentir. Il se dirige vers le bar, s’y accoude comme s’il était sur le point de s’écrouler, comme si l’ébène esquinté, souillé du comptoir était sa terre salvatrice. De sa voix habituelle, lasse, indolente, il commande un whisky sec, et par pitié, qu’il soit fort. Dix-neuf ans, et déjà sa langue est insensible au feu divin de ces nectars mortifères. Lorsqu’enfin, il a le verre en main, il se tourne et scanne la salle de son regard désabusé. Toujours le même ramassis d’ivrognes et de parias, d’accidentés de la société qui viennent mourir sur ces tables sales, entre deux verres d’une boisson dont ils ne savent même plus le nom. Hyacinthe grimace, détourne le regard, troublé par l’idée qu’il sera peut-être à leur place, dans quelques années (s’il n’est pas mort). Ses yeux voilés tombent enfin sur un visage connu — une silhouette qui se précise au milieu de cette foule d’ectoplasmes éclopés. Un fantôme de plus, en soi, dont il connaît les hantises et les fractures, à défaut de connaître ne serait-ce que son âge.
— Je vois que t’es pas encore mort, en guise de salutation, tandis que sa silhouette frêle et spectrale se glisse sur la chaise en face de celle d’Irwyn.
Du même geste, il croise ses jambes et pose son coude sur la table. Son air est éteint, pourrait paraître désintéressé — Hyacinthe l’est, pourtant. Il prend cependant le temps de boire une gorgée de whisky avant de reprendre la parole ; la soif est plus pressante que l’envie de parler.
— Je m’suis inquiété, je t’ai pas vu la dernière fois que j’suis venu ici. Le mensonge n’en est un qu’à moitié — il ne s’inquiète jamais foncièrement des âmes égarées qu’il croise au bar, au casino, dans la rue. Il sait pertinemment qu’elles sont condamnées à une mort plus ou moins précoce, plus ou moins douloureuse, et veut s’épargner les innombrables deuils qu’accompagnerait le moindre sentiment tendre ou inquiet envers ces compagnons d’infortune. Cependant, Hyacinthe doit l’admettre ; ça l’aurait fait chier de perdre son seul compagnon d’ivresse qui ne soit pas un quinquagénaire divorcé. J’pensais même que t’avais fini par foutre ton taxi dans le fleuve.
Ces dernières paroles sont prononcées alors qu’une énième gorgée irradie son torse de sa flamme méphitique. La délicate exaltation provoquée par les verres bus au Blackbird se met, lentement, sûrement, à s’échauffer dans le creux de son ventre, à l’arrière de sa tête. Et il se surprend à penser ; peu importe si l’eau de vie l’assassine ce soir.
Il y aura au moins quelqu’un pour le regarder mourir.

(c) mars+prima luce.
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il est encore là. il est toujours là lorsque les journées ont été prolifiques. pourrait mettre de côté, amasser assez pour se sortir de cette misère qu’il avait lui-même créé. sortir de cette maison de ferrailles qui l’abrite chaque nuit. quitter cette ville maudite. il pourrait, mais il est là. encore. parce que la tentation est plus forte. parce que le vice est ancré. s’infiltre sous le derme jusque’à son âme déchue. coule dans les veines depuis maintenant des semaines. ou des mois. il s’embrouille sous l’éthanol, préparation de cocktails molotov qu’il veut ressentir en lui. il se laisse planer dans l’éphémère parce que la réalité le malmène. il tombe, irwyn. du dixième étage de la déception. il hurle silencieusement ce désespoir qui ne le quitte plus. et quand les maux sont trop forts, trop persistant, il les noie dans les liqueurs. il tourne lui-même ce cercle vicieux. il revient à la case départ à chaque fois. criant à l’injuste. parce que le problème, ce sont les autres et non lui. il est encore là, ce soir. les verres vides en ligne devant lui. il ne les compte plus, le nombre qui marquerait la honte sur sa peau. n’est pas si différent du paternel qu’il a si souvent blâmé. irwyn c’est qu’un cliché des mauvais films. l’enfant prodige toujours assis au bar des condamnés. il ne fête pas ce soir, il ne fait que cuver sur ce bout de table. un crayon à la main, emprunté à la serveuse qui a tenté de le draguer. lui a fait croire qu’il lui donnerait son numéro, mais plutôt des minutes qu’il gribouille sur les serviettes fripées. son art qui ne se résume qu’à ça, maintenant. des traits disparates, du noir sur blanc grossier qui finira jeté. que les poubelles des ruelles pour l’admirer. les couleurs, elles ne sont maintenant que dans sa tête. lorsque l’alcool les éveille. il ne les voit plus que lorsqu’il se met mal. elles dansent, elle virevolte dans son crâne. célébration funèbre d’une vie ancienne. et il se brise davantage. que pour les voir, que pour les ressentir sur le bout de ses doigts. comme les membres fantômes des putains d’amputés. il se perd, irwyn. il oublie où il est. il ne voit plus ce qu’il se passe autour. ne remarque plus les regards inquisiteurs de la belle derrière son comptoir. il ne voit que les bouteilles derrière elle entre deux esquisses. obnubilé par cette créativité soudaine. en transe, en communion parfaite avec son élément. les paroxysmes qu’il atteindrait presque, jusqu’à cette voix qui s’élève et cette silhouette qui se dessine face à lui. il rit. d’un rire presque franc, presque sans ironie. t’es pas encore mort irwyn, comme une défaite. sa finalité qu’il aurait aussi raté, comme tout le reste. des jours qu’il aimerait qu’elle soit réelle. sa tête sur les écrans lors des bulletins de nouvelles du soir. une nouvelle victime des dangers routiers qu’on lira. « c’est pas l’envie qui manque. mais il paraît que je serai l’employé du mois, je peux pas démissionner et rater ça. » les répliques qu’il lance, l’humour tranchant d’un cynisme entendu. sans relever la tête, il se concentre encore sur la serviette tachée par l’encre obscure. il ne donne son attention que lorsque la soif l’appelle. croiser le regard d’hyacinthe alors que les lèvres se plongent dans le liquide ambré. il le toise un temps, un sourire mutin pour remplir le silence. à se caler contre le dossier. la compagnie qu’il ne refuse pas ce soir, cette amitié des vices qui l’inspire au pire comme au mieux. « ça a été une bonne journée aujourd’hui, faut croire que les gens de cette ville aime bien se faire traîner le cul. et toi ? si je comprends bien, tu viens ici plus souvent qu’avant. t’as décidé de me remplacer ou t’as un peu plus d’emmerdes à oublier ? »

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Il y a quelque chose de résigné dans le lien qui unis les deux garçons. Un parfum de mort et de ruine comme toile de fond d’une connaissance déjà scellée par les liens du vice. Le caveau maudit dans lequel ils se sont rencontrés, au temps d’une jeunesse perdue mais jamais retrouvée, a éludé toutes les belles illusions que l’on peut se faire lorsqu’on s’attache à quelqu’un ; Irwyn et Hyacinthe sont deux pécheurs, deux oubliés du bonheur, ne font pas partie de ceux qui vivent une éternité et au-delà. Au coeur de l’ivresse, parfois, ils prennent les paris : lequel de nous deux mourra en premier ?. Lequel d’eux deux. Mises oubliées le lendemain, rejouées lors de leurs prochaines retrouvailles. Une banalisation de la mort, et l’enfant égaré qu’est Hyacinthe trouve du réconfort dans ces discussions fatalistes qu’il partage avec Irwyn. Ça le rassure sur cet instinct de mort imminente qui le scie perpétuellement et qu’il n’oublie que partiellement lorsque les flots de l’eau-de-vie submerge son âme mortifiée. Un soupire las et il appuie sa joue contre son poing, sa moue ennuyée d’enfant dévoyé se retrouvant dissolue par un sourire amusé qui étire ses lèvres. Il mentirait s’il affirmait ne pas apprécier l’ironie sombre et désillusionnée d’Irwyn. Un glas de gaieté qui se réverbère contre les sombres carcasses de leurs vies ruinées avant même d’avoir commencé.
— Honnêtement, je préfère quand même une photo in memoriam ; elle reste plus longtemps affichée et les gens se sentent vaguement mal à l’aise lorsqu’ils passent devant. Il rétorque, le regard vague, oubliant déjà le début de sa phrase alors qu’il la finie.
Il reste un moment dans cette position, les yeux égarés vers quelque spectre invisible. La mémoire et l’esprit engourdi par le feu traître de l’alcool. Ce n’est que lorsqu’Irwyn reprend la parole qu’il émerge de cet état d’embourbement psychologique. Et de nouveau, ses lèvres s’habillent de son éternel sourire insolent et désabusé, comme si la conscience de cet enfant n’était pas déjà perforée par les missiles du vice. Alcoolisme vicieux et pernicieux, qui a feint de lui laisser miraculeusement la vie sauve il y a quelques années — il ne s’agissait que d’un sursis, en réalité, une excuse pour manger cette carcasse juvénile et frêle plus lentement.
— Depuis l’temps que j’viens ici, j’ai oublié tout ce que je devais oublier.  Et même les choses auxquelles j’devais m’accrocher. Il répond, de son air éternellement las (bien que l’alcool lui donne un air un tant soit peu guilleret, au find, donne à ses paroles noires des accents de comédie). J’essaie juste de me donner l’impression de vivre, maintenant.
Vivre, selon le langage des accidentés du monde. Se détruire, se démembrer, se ruiner, et prendre sa souffrance pour de la passion, confondre l’appel du vide avec l’envie de se battre. Frôler la mort en titubant trop près de la nationale et s’émouvoir aux larmes en s’disant que peut-être, papa pleurera sur sa tombe (espérance vaine, idylle éthylique). Il se demande, parfois, si ce sont les mêmes raisons qui poussent Irwyn à venir mourir ici chaque soir, où l’inverse ; le trop-plein de vie qui se bat entre ses côtes, qui menacerait de les lui briser à chaque insurgence, qu’il est nécessaire de noyer partiellement pour avoir la paix (et tant pis si on se noie soi-même, dans la précipitation. Enfin, il imagine.
— Ce sont tes journées au volant qui t’donnent envie de boire jusqu’à la cirrhose, donc ? Qu’il embraye, comme s’il continuait son train de pensée à voix haute. Marrant. J’aurais jamais pensé qu’appuyer sur un accélérateur puisse donner tant d’idées noires. Mais qu’est-ce que j’en sais ? J’ai même pas le permis.
L’alcool qui désinhibe la parole, qui fait ressortir le petit con insolent qui sommeille continuellement en lui. Taquinerie affectueuse, cependant — Hyacinthe, il sait jamais trop comment exprimer son empathie. L’ironie comme recours d’urgence, tentative paumée d’établir un lien sans se montrer vulnérable.

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