the world is nothing, and life is less. -- rocky

-- the world is nothing, and life is less.

Se passe un moment où l'esprit de Trevor vacille, hésitant entre la réalité et ce long sommeil profond dont il peine à s'extirper. S'il entend qu'on toque à sa porte, la morsure du froid est ce qui le réveille en premier. Morton redresse alors mollement la tête, analyse tant bien que mal la situation malgré le flou présent dans son esprit. S'il remarque le trou de cigarette sur son t shirt blanc cassé causé par un énième endormissement alors qu'il était torché, l'homme ne réalise pas les fenêtres laissées ouvertes dans chaque pièce. Un moyen comme un autre de changer l'air, évacuer la présence de Solal qui se faisait trop oppressante avant qu'il ne tombe dans son coma alcoolisé. Une bouteille vide abandonnée à côté du canapé où il dormait, le médecin se précipite tant bien que mal afin d'enfiler ses chaussons et un vieux peignoir.

Préparé à l'éventualité que des gamins tapent à sa porte pour vendre des chocolats de fin d'années qui lui donneront la nausée, Trevor enfile son hostilité comme il poserait sur son dos un manteau. A côté de ses pompes, il ne réalise pas l'heure tardive, cale une clope entre ses lèvres et se dirige vers la porte d'entrée dans toute la nonchalance dont il est capable. Mauvaise humeur élevée au rang d'art, l'homme ronchonne dans sa barbe avant de savoir ce qu'on lui veut.

Tignasse en bataille, regard vide, lèvres bleutées d'une nuit passée sous des températures trop fraiches malgré un plaid fin posé sur ses épaules, Trevor fronce les sourcils à la vue du gamin d'à côté. Ce n'est que quelques secondes après qu'il remarque entre ses bras la présence d'un bien qu'il semble reconnaître. -- Ah … ça. Soupir, le médecin attrape Picasso sans une once de soulagement ou d'affection pour lui. S'il aime cette bête plus que tout, qu'elle porte en elle des années d'amour partagés avec Solal, le montrer physiquement est encore une tâche difficile. -- Cette chose. Le brun le tient à bout de bras, plantant son regard dans celui voilé par la vieillesse de l'animal. Picasso se débat mais ne le griffe pas jusqu'à ce que Morton le relâche dans l'appartement. Un vent glacé caresse les traits de son visage. En tirant sur sa cloque, il ne remarque même pas que celle-ci est éteinte, trop saoul pour réaliser ce qu'il lui arrive et synthétiser le froid ambiant de la pièce. -- Tu veux rentrer boire quelque chose ? La question est posée dans l'espoir que le gamin décline. Trevor et lui n'entretiennent que des relations éphémères se résumant à l'échange de ses courses lorsque ses névroses l'empêchent de passer le pas de sa porte.

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Il aurait pu jouer la carte de l’indifférence, se contenter d’attraper la télécommande pour augmenter le volume du poste télévisé et ignorer ces hurlements plus proches du croassement que du miaulement, exactement comme tout le reste du voisinage mais Rocky n’aurait pas pu dormir sur ses deux oreilles en sachant qu’un chat était probablement en train de mourir de froid sur son balcon par une nuit aussi glaciale. Et tant pis pour les allergies de Rex, de toute façon, il n’y avait jamais cru, persuadé que ce n’était là qu’un faux prétexte pour lui refuser d’adopter la dizaine d’animaux errants à qui il ouvrait son cœur chaque jour, faute de pouvoir leur ouvrir sa porte. La boule de poils qu'il découvre derrière la porte-vitrée n'a rien d'un vagabond. Il reconnait de suite Picasso, le doyen de l'immeuble qu'il a souvent aperçu observer le quartier depuis son coin de fenêtre. L'animal restant insensible aux friandises improvisées qu'il lui propose, à ses ruses et à sa patience, Rocky se décide finalement à l'attraper d'un geste assez rapide pour ne pas être esquivé, ce qui n'est pas pour plaire au félin qui rétorque en mettant toute son âme dans ses griffes.

Il a un sacré caractère, hein ? C'est ce que le brun avance avec un sourire, loin de lui reprocher quoique ce soit alors que Trevor lui ouvre, pas surpris le moins du monde tandis qu'il s'empare du fugitif qui rend instantanément les armes comme pour le contredire. Picasso avait beau être plus vieux que Rocky et Morton réunis, le vétéran avait gardé de très bons réflexes, son visage écorché et son pull plein d'accrocs, vestiges d'une lutte acharnée où le fauve avait plus souvent eu le dessus que lui, étaient là pour en témoigner.

Il lui manque quelques mécanismes, au Ledoux, notamment ceux qui lui permettraient de comprendre qu'il n'est pas le bienvenu et qu'il ferait mieux de rebrousser chemin, mais quand Trevor lui propose de rentrer, il est bien trop cantonné au principe qu'une invitation se fait toujours de bon coeur pour refuser. Amorphe, le médecin ne s'écarte même pas pour le laisser passer mais ça ne freine pas l'élan du plus jeune qui le contourne simplement pour s'engouffrer dans cet appartement si bien caché derrière la porte que Morton avait parfois l'obligation de lui entrouvrir à contrecoeur pour qu’il lui livre ses courses, avec tant d’entrain que Rocky ne serait même pas plus étonné que ça s’il venait un jour à lui demander d’abandonner les sacs sur le seuil et régler la note d’un billet glisser sous la porte. Planté au milieu de la pièce principale, ce sont les relents d’alcool et les bouteilles vides plus que son attitude complétement à côté de celle qu’il lui connaissait d'habitude qui finisse par l’alerter de son état d’ébriété. Bah mince, j’étais persuadé qu’il ne sortait pas. C’est la première chose qui lui vient pour abréger ce blanc bien trop long à son goût alors qu’il aperçoit Picasso se diriger d’un pas trainant vers les fenêtres ouvertes grand comme en plein été. Je peux encore prétendre que je ne suis pas un de ces voisins insupportables qui débarque à la moindre opportunité ou c’est déjà trop tard ? Quel meilleur moyen que l’auto-dérision pour se faire pardonner une intrusion parfaitement évitable dans la vie d’autrui ?

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Morton peine à se reconnecter à la réalité. La remarque de Rocky sur le caractère de Picasso ne le fait pas réagir. Ses yeux vides le fixent comme si le gamin devait encore lui dire quelque chose. Sans la moindre réaction, Trevor le laisse finalement entrer et referme alors derrière lui la porte afin d'empêcher l'air frais de pénétrer d'avantage. -- Non, il ne sort pas. Réponse un peu brutale et sans la moindre sympathie pour que le môme s'occupe de ses affaires et cesse les questions auxquelles l'homme se force de répondre. -- Il saute par la fenêtre, profite de sa fugue jusqu'à ce qu'un ami des animaux décide de le ramener entre ces quatre murs. Le médecin est d'ordinaire bien trop occupé à se détruire pour apporter la moindre attention à l'animal. Durant de longs mois, sa sœur était forcée de venir chaque soir afin de le nourrir et changer les litières car Morton oubliait de le faire. Reprendre sa vie en main est une longue entreprise au bout de laquelle il n'est pas encore arrivé. S'il est enfin apte à vivre sans une visite quotidienne, certaines tâches ne sont toujours pas redevenues des automatismes. Le choc avait été si profond de perdre Solal qu'il avait eu la sensation de ressentir un séisme interne. Parfois, il que son cœur bat dans sa tête et ses soirs là, seul l'alcool l'aide à le remettre à sa place. Imbibé de whisky, ses organes deviennent si lourds qu'ils retrouvent leur fonction et ne flottent plus dans l'immensité de son âme.

-- J'avais pas souvenir que t'étais si bavard. Clope au bec, Trevor le regarde, perplexe, pas le moins curieux. Ce gamin doit être haut comme trois pommes les bras levés. Il serait incapable de lui donner un âge et redresse un sourcil après l'avoir dévisagé. L'homme claque dans ses mains afin de faire fuir l'animal et ferme finalement les fenêtres de l'appartement. Si le froid commence doucement à lui piquer les joues, que sa peau est aussi glacée que cette bière qu'il récupère dans son frigo pour l'offrir au gosse, son esprit quant à lui reste une brume perpétuelle. Le médecin lui tend la cannette, une sous marque qu'il prend toujours pour les invités. Radin notoire, Morton préfère dépenser son argent pour son propre plaisir qu'offrir un apéritif digne de ce nom aux rares visiteurs qui viennent encore le voir en sachant qu'ils passerait à ses côtés l'une des pires soirées de leur existence. Heureusement pour lui, seule sa sœur a encore le courage d'affronter l'être abject qu'il est devenu. Servan, plus malin que les autres, ne lui donne pas le choix.

-- J'ai si mal à la tête. Un vertige le prend et lui décroche une grimace. Trevor entame quelques pas fébriles jusqu'à son canapé où il se laisse à nouveau sombrer en un mouvement brutal et las. Ses doigts osseux caressent ses tempes, pourchassé de vieilles névroses, l'homme s'efforce de faire taire la folie mauvaise qui l'habite.
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Rocky ne s’offusque pas lorsqu’il se heurte une nouvelle fois à l’impassibilité chronique de Trevor. Contrairement aux peaux de vache du palier qu’il avait déjà surprises à jaser à propos du triste spectacle que donnait le médecin, la compassion qu’il éprouvait à l’égard du brun était loin d’être feinte. Il avait voulu les interrompre dans leur hypocrisie, leur dire qu’elles aussi n’auraient certainement plus la force d’être agréable ni de discuter tout sourire de la pluie et du beau temps si leur soleil s’était couché pour toujours, pour ensuite ajouter que Trevor avait au moins le mérité d’être exécrables sous leur nez mais il s’était contenté de passer devant elles en ignorant leurs commérages. Ce n’était pas ses histoires, qu’importe la force avec laquelle il se mettait à la place du docteur. Après tout, il ne savait rien de lui, de Solal avec qui il n'avait discuté qu’une seule fois dans sa vie, rencontre néanmoins assez percutante pour qu'il se découvre une réelle fascination pour l'intensité de ce lien qui l'unissait à Trevor, presque envieux de cet amour qu'il pensait que jamais rien ne viendrait étioler jusqu'à ce que les obsèques de Solal ne se tiennent quelques années plus tard. Si Rocky se rappelle de cette envie de sombrer qu'il avait ressenti lorsqu'Estrella lui avait été arrachée, la lutte lui avait été rendue plus facile par le fait qu'elle se soit seulement retrouvée en cellule et non pas entre quatre planches de bois et le loisir de pouvoir la voir une fois par semaine pour échanger autre chose que des monologues funestes. Trevoir, lui, n'avait pas eu cette chance.

Seulement quand j’ai une bonne tête à qui parler. Et il faut bien avouer qu’il avait un favoritisme certain pour les plus mutiques d’entre tous, comme s’il se donnait le défi de leur rendre la parole, au grand malheur de Rex qui avait parfois du mal à tenir le rythme. Pétillant, Rocky attrape la canette que lui tend son hôte sans commenter son manque de goût flagrant pour la bière -de toute façon il n’en aime aucune-. Du coin de l’œil, il observe Picasso qui, interrompu dans sa nouvelle tentative d’escapade, s’est juché sur l’accoudoir du canapé pour se lécher la patte et s’approche à son tour pour s’installer aux côtés du plus vieux qui se plaint de sa migraine. Sans prévenir, le môme lève sa main pour porter le métal de sa boisson glacée contre le front de Morton et la maintenir fermement dans cette position. Attends de voir comme c’est miraculeux avant de me dire que ça ne sert à rien. Qu’il ajoute avec un sourire, anticipant un contre-avis médical de la part du professionnel du métier dont il essaie d’atténuer la douleur. Il aurait pu en profiter pour lui déballer un long discours sur les méfaits de l’alcool, l’avertir sur le soulagement purement artificiel qu’il lui offrait, comme un peu près toutes les personnes qui devaient lui rendre une rare visite mais il estime que ce ne sont pas ses affaires. Si ce n’était pas la boisson, ça serait autre chose, tout plutôt que ressentir ce vide béant qu’on lui avait laissé à la place du cœur. Tu as besoin d’autre chose ? C’est qu’il sait jamais comme se rendre utile, le gamin, alors il préfère demander directement. Nouveau sourire. Profite-en, c’est pas tous les jours que j’offre une course gratuite. On dira que c’est un bonus fidélité réservé à mes meilleurs clients, même les plus ronchons d’entre eux. Une aspirine, un repas chaud, Rocky est prêt à lui rapporter n’importe quoi qui puisse l’aider à se sentir un peu moins misérable.

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Trevor lève les yeux au ciel à la remarque du gamin. S'il n'était pas si jeune, Trevor y verrait là une tentative mal menée de drague auquel l'homme reste stérile. Sa main glacée posée contre son front, il ouvre brutalement les yeux afin de lancer un regard assassin à Rocky. Sa peau supporte mal le contact soudain avec la bière froide et l'animal ronchonne un peu, baragouine quelques mots incompréhensibles avant de se résigner. Se taire n'est pas là une façon de le préserver mais le dévouement du môme est bien trop ancré en lui pour espérer y mettre fin de quelques mots acides. Morton prend le relais et garde encore sur son front quelques secondes la cannette avant de l'abandonner sur le canapé. Picasso installé à côté de lui le fixe en battant la queue. Le vieil animal ne s'inquiète pas pour Trevor, probablement affamé de ne pas avoir mangé depuis ce matin. Quand Rocky commence sa publicité sur ses services, Morton lâche un soupir et donne un signe de main dans le vide pour le faire taire. -- Te donne pas cette peine, j'ai besoin de rien. Même gratuit, il se sentirait de lui donner un pourboire. Il a la sensation de marcher en dehors de la ville le long de quelques routes où des prostituées attendent dans le dos des flics de pouvoir vendre leurs corps pour quelques billets. T'es quoi au juste bordel ? Une sorte de prostituée sentimentale ? Il l'a vu à de nombreuses reprises rentrer dans les appartements de vieilles dames et n'en ressortir que quelques heures plus tard. Toutes l'attendent avec un grand sourire sur le visage. Une bienveillance dégueulasse qui ne fait que lui donner un peu plus envie de rendre. Si Morton l'aurait trouvé adorable quelques années plus tôt, influencé par l'amour de Solal, aujourd'hui il n'y voit là qu'un moyen de profiter des plus faibles.

-- Meilleur client ? Je t'ai appelé trois fois à tout casser sur un an. Il préfère rester là et mourir de faim que demander de l'aide. Même brisé, la fierté de Morton reste une part de lui infranchissable et pleine d'arrogance. Si tout le quartier connaît l'ampleur de sa déchéance, lui s'évertue à agir comme s'il valait mieux que le monde entier alors qu'il voudrait en réalité disparaître tant il a honte de lui. Ce tas de chair qu'il supporte et qui n'a cesse de maigrir le dégoûte. S'il continue, on le retrouvera au milieu de quelques clodos, le visage bouffi par l'alcool et le foie jaunit par la gnôle. Encore faudrait-il pouvoir le raisonner mais ceux qui sont le plus bas doivent se rendre compte par eux-mêmes que quelque chose cloche pour espérer s'en sortir. Personne ne peut rien pour eux. Lui tendre la main est un acte sans fond. On ne peut pas sauver ceux qui ne le veulent pas, qu'importe l'amour qu'on leur porte ou tout l'espoir que l'on pose en eux.

Trou noir béant, Trevor laisse là un long silence se dessiner entre eux. Les photos de Solal et son sourire solaire le fixent avec une telle intensité qu'il se sent soudainement minuscule. Courbé sur le canapé, il finit par tendre la main afin de faire signe au môme de venir s'asseoir à côté de lui. -- Approche, je vais pas te bouffer. Le tissu du canapé, glacé et humide par l'atmosphère de la nuit accueille le gamin dans un grincement. Assit à ses côtés, la haute silhouette filiforme de Morton se penche afin de poser sa tête sur ses genoux. Le regard perdu dans le vide et l'âme coincée quelque part dans le passé ; l'homme a la sensation de n'être qu'une enveloppe inutile. -- Masse-moi le crâne. Il lui filera du fric s'il le faut, se doute que toucher un corps si laid et abandonné ne doit pas être agréable. -- T'as perdu qui gamin pour chercher l'affection de tout le monde comme ça ? On ne la lui fait pas à lui. Trevor Morton est un maître au jeu de la solitude. Il n'a jamais vu Rocky entouré de qui que ce soit. On pourrait croire ce gosse déjà mort si ses mains chaudes n'étaient pas si douces et réelles, là, perdues dans ses cheveux.
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Rocky ne s’étonne qu’à peine lorsque Trevor dégaine une question qu’il est loin d’être le seul à se poser. Heureusement, le gamin se fiche de ce que peut bien penser le voisinage de ses allers et venues dans les quartiers des seniors de l’immeuble, bien conscient d’évoluer à une sombre époque où même la bienveillance est confondue avec d’autres atrocités qui prennent sournoisement ses allures. Je fais payer que les courses, si c’est ce que tu te demandes. Si ça l’avait un jour taraudé de passer pour un de ces profiteurs sans scrupule qui détroussaient les plus faibles, aujourd’hui, ça l’amuse plus que ça ne l’agace d’être pris pour une menace des économies du troisième âge. Les inquiets riraient bien d’eux même s’ils savaient qu’il était de cette espèce d’imbécile au cœur trop bon pour oser réclamer une marge, du genre à se faire abuser par les mots doux de ses aînés bien plus que le contraire. Trois fois en un an où tu aurais pu appeler quelqu’un d’autre. Tu vois ? C’est une forme de fidélité. Pas une seule seconde Rocky ne se dit pas que Morton pourrait peut-être être en train d’essayer d’instaurer une certaine distance entre eux. Le môme a la naïveté de croire que si Trevor érige des barrières si hautes entre lui et le reste du monde, c’est pour protéger farouchement une part de lui-même qui lui était trop précieuse pour être exposée et non pas pour empêcher le pire de s’échapper de cet enclos entouré de barbelés.

Loin d’être l’un de ces gamins qu’on a trop mis en garde contre le monde extérieur, la silhouette de Rocky ne démontre aucun signe d’effarouchement alors qu’elle se joint à celle de l’oncologue sur le canapé. Si la requête suivante a le don de le surprendre, elle ne répugne pas, ne réveille chez lui aucun signal de danger, certainement parce que le môme n’a pas l’impression de faire face à un vieux prédateur dégueulasse mais plutôt à l'une de ses vieilles clientes esseulées qui lui demandaient parfois de leur serrer la main, fatiguées de vivre dans l’oubli constant de leurs propres enfants. Non sans une trace d'hésitation, ses doigts se perdent finalement dans la chevelure du plus vieux pour la caresser avec cette tendresse infinie qui le compose. Un sourire nostalgique l’arrache à sa concentration lorsque Morton se tâte à mettre le doigt sur sa plus grosse faille. C’est marrant, c’est exactement la même question qu’il m’a posée quand je suis arrivé au centre. Il, Solal dont les yeux immortalisés par un millier de polaroïds sont à présent rivés sur eux. Rocky préfère poser un contexte, se doute qu’il n’est qu’une histoire d’enfant perdu parmi tant d’autres à être remontée jusqu’aux oreilles de Trevor lorsqu’elles faisaient encore partie du quotidien de son mari. Je lui ai dit que j’avais perdu absolument tout le monde, alors il m’a parlé de toi, de la façon dont la vie t’a mis sur son chemin quand vous aviez le même âge que moi et m’a rassuré en me disant que j’allais bien finir par trouver mon Trevor moi aussi. S’il n’a toujours pas trouvé sa moitié d’âme, le hasard avait voulu que son Rex s’avère être un voisin direct de ce couple si inspirant qu’il avait pu admirer de ses propres yeux. Ce qu’il a oublié de préciser c’est que t’es ce genre d’édition très limitée, à vrai dire je pense même pas qu’on en fait encore. C’est pas faute d’y avoir mis du cœur en distribuant de sa personne à un peu tout le monde, une méthode très peu fiable pour limiter le risque de passer à côté de la bonne personne tout en accroissant celui de se jeter dans les bras de la mauvaise. Comment vous vous êtes rencontré ? Si j’ai au moins droit à ce tuyau-là. Le môme n’a pas la présence d’esprit de se dire que son incorrigible curiosité pourrait être mal perçue, lui qui n’a jamais vu les défunts comme un sujet proscrit qu’il faut à tout prix éviter de ramener sur la table et qui est bien incapable de faire comme s’ils n’avaient jamais existé. Ses doigts, immobilisé depuis quelques instants, reprennent alors leurs effleurements avec délicatesse, dégagent une mèche de son front pour mieux lui permettre de s'autoriser clandestinement un plongeon dans son regard aux profondeurs océanes, ces yeux de ceux qui te donnent envie de t’y perdre pour ne plus jamais remonter à la surface.

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Il ne se dit pas l'espace d'une seconde que sa demande pourrait être mal interprétée et ferme les yeux lorsque les mains réconfortantes du gamin se perdent dans sa tignasse glacée. Frigorifié mais apaisé par la douceur de l'instant, Trevor se laisse happer par la nuit, pourrait presque trouver là contre ce môme suffisamment de tendresse pour s'endormir mais une part de lui continue malgré tout de luter. La respiration du brun est calme mais change légèrement lorsque ses paroles lui décrochent un rire. -- Arrête, tu vas me faire chialer. Mauvais envers lui-même, Morton supporte mal le compliment, persuadé que toute gentillesse cache forcément sa part d'ombre. Peu habitué aux louanges, Trevor est ce que l'on appelle un fidèle en matière de déceptions. Parce qu'il a toujours peur de manquer, l'homme renouvelle son abonnement avant l'expiration afin de ne pas être à nouveau à la hauteur. Car bien, Morton ne veut plus l'être, ni dans sa tête ni dans son corps. S'il n'a pas été capable de sauver Solal, il accepte de vivre encore un peu mais refuse la gloire, même la plus insignifiante.
Mourir est une tâche trop lourde. S'il s'était flingué, il l'aurait fait bien avant que sa sœur ne revienne. Maintenant qu'elle est là, Juniper le maintient en vie. Il ne supporterait pas de s'en aller et la blesser au passage. Comme lui, sa bien aimée sœur possède le lourd fardeau du deuil. Pour supporter son propre chagrin depuis plus d'un an, Morton sait qu'en rajouter une couche finirait de la détruire.
Il lui en veut parfois, d'exister et se soucier de lui. Tout serait plus simple s'il était vraiment seul. Tout est toujours plus simple lorsque rien ne compte. Le problème avec la mort, c'est qu'elle nous fait croire que l'on est prêt à partir mais prend toujours soin de tisser des liens avec la vie. Les deux sont de mèche, deux enfants qui se détestent mais complotent ensemble les pires desseins.

Il pourrait en effet chialer de savoir que Rocky connaissait Solal mais cela ne l'étonne guère -tout le monde le connaissait. Les soleils sont des aimants vers lesquels on se tourne et qui nous marquent au vif. Les chairs de Morton sont incrustées de mille souvenirs dont il ne pourra jamais se défaire, qu'importe si le temps les laisse faiblir. Si les morts sont des fantômes, les vivants restent des mausolées où errent les dernières traces de ceux passés de l'autre côté du voile.
Rocky lui aussi finira tôt ou tard par être l'un d'eux. Lui aussi entendra au creux de son âme l'echo de quelques proches perdus dans la longue bataille qu'est l'existence.

Si Trevor ouvre les yeux, lui ne fixe que l'obscurité de la pièce. Mâchoire serrée, les mots peinent à trouver leur place au bord de ses lèvres asséchées par l'hiver. Ses gerçures le font souffrir lorsque vibrent ses cordes vocales. -- Ce n'est pas aussi merveilleux que tu le penses. Sa voix, plus calme et légère l'aide à se détacher de la puissance de ses émotions. Son cœur n'est plus qu'un poing si fermement serré que chaque battement devient une bataille. Nous étions dans la même classe mais tu sais à l'époque, tout était différent. Il sait que les choses ne sont toujours pas simples, que des parents effrayés couperont pendant longtemps les liens avec leurs enfants qu'ils jugent différents. L'humain n'apprend pas de ses erreurs, guidé par la peur, la haine et la convoitise. J'étais le seul garçon, qui, en plus de le draguer, assumait ce que lui cachait. Je ne lui ai pas laissé d'autre choix que de m'aimer. Coup de bol, ça a marché. Léger rire. Enlever sa magie au passé lui permet de ne pas se sentir étouffé par ce qui n'est plus. Trevor et Solal étaient l'une de ces histoires que l'on ne croise que dans les romans ou les films. Si Morton a échoué sur bien des points dans sa vie, son amour pour cet homme était quant à lui l'une des réussites les plus précieuses. Parce qu'il avait su enfermer au plus profond de lui son ego et sa mauvaise foi, se remettre en question, accepter l'échec et ses tords pour ne pas perdre Solal. S'ils avaient traversé ensemble des tempêtes, leurs sentiments étaient d'une impétuosité admirable. Tout cela, Morton ne l'évoquera pas à voix haute, persuadé que son alcoolisme et ses névroses entacheraient la pureté de sa mémoire.

Ses paupières se ferment instinctivement lorsque les doigts de Rocky atteignent un point de sa tête qui le ferait presque ronronner. -- Je ne suis plus qu'un pauvre fou alcoolique alors sois gentil gamin, remballe tes contes de fées si tu ne veux pas finir déçu. J'en connais des sentiments mais celui-là reste le pire. Son cœur n'est plus qu'un vieux démon neurasthénique.

Pendant un court instant, seul le souffle régulier et terriblement alcoolisé de Trevor répond au monologue de Rocky qui en vient même à se demander s’il l’écoute encore, s’il s’est endormi pour de bon ou s’il fait juste semblant pour retrouver sa tranquillité au plus vite. Le môme est prêt à abréger ses souffrances en laissant place au silence lorsqu’un soubresaut d’énergie réanime Morton et qu’un rire perplexe ne vienne éclater à l’air libre. Le gamin ignore si c’est sa perception des choses ou lui-même qu’il vient de railler sans dire un mot mais décide de ne pas y avoir une attaque personnelle, hausse simplement les épaules en riant à son tour. C’est toi qui as posé la question. Qu’il se dédouane, se sentant presque ridicule de s’être laissé à ce point dans ses mots, tout ça pour lui apprendre ce qu’il devait déjà savoir, bien qu’il semblait pourtant l’avoir oublié. Ledoux n’essaie pas de lui montrer qu’il a tort de se blâmer, bien conscient que toute sa détermination ne suffira pas à améliorer la vision brouillée qu’il a de lui. Trevor se voit à travers un miroir brisé, il pourrait tenter de recoller les morceaux mais l’homme ne continuerait de voir que les fissures dans son reflet morcelé par la culpabilité d’avoir échoué dans cette guerre biologique que leur avait déclaré le corps de l’être aimé. Le cancer n'avait pas seulement vaincu Solal mais aussi Morton qui n’avait pas tardé à se trouver un ennemi moins redoutable à blâmer et détester pour cette défaite : lui-même.

Enchanté à l’idée que Trevor accepte malgré tout de lui raconter sa rencontre avec Solal, Rocky boit ses paroles jusqu’à la dernière goutte. Un rire surpris quitte sa gorgée sèche lorsque le médecin lui révèle à quel point il s’était trompé dans ses scénarii imaginaires. Tu plaisantes ? Il était si à l’aise avec lui-même que je l’aurais jamais imaginé au fond d’un placard. A vrai dire, c’est plutôt toi que j’aurais vu dans cette position-là. Simple déduction que son esprit a tirée de lui-même, influencé par cette image de voisin effacé que Morton projetait depuis quelques temps, là où il n’avait connu que l’éternelle exubérance de Solal. T’as eu raison d’insister en tout cas. Si tu savais comme il parlait de toi … Il était à deux doigts d’inventer une nouvelle religion. Trevor n’avait jamais eu besoin de mettre les pieds au centre pour que son prénom ne tombe dans toutes les oreilles du centre. Quand il l’avait croisé la première fois dans les couloirs de l’immeuble, il avait presque eu l’impression de rencontrer une célébrité.

Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Il faudra plus que quelques verres dans le nez et une sanité discutable pour pousser le gamin à dissocier Trevor de l’homme admirable qu’il avait un jour incarné, avant que le paradis ne rappelle l’un de ses anges pour ne lui laisser que ses démons sur terre. Rocky ne l'a jamais traversé mais comprend ce besoin de se déconnecter pour mieux se reconnecter. Il compare un peu ça à la douleur d'un membre fantôme, sauf qu’à la place d'un bras ou d'une jambe, c'est à l'absence d'une moitié d'âme brutalement arrachée qu'il faut se faire. La mise en garde de Trevor lui dérobe un sourire alors qu’il se laisse aller un peu plus profondément dans le dossier du canapé. Oh, t’en fais pas pour moi, je donne l’impression de tout vouloir mais au fond, je me contente de pas grand-chose. Et pas grand-chose, c’est précisément ce que la vie lui offrait mais ça l’a jamais empêché de trouver une bonne raison de se lever le matin, parce que sa naïveté juvénile et sa propension à pardonner l’univers entier lui ont épargné pas mal de déceptions. Ca finira bien par venir, lui aussi ne sera bientôt plus qu’un nom sur la longue liste des victimes du désenchantement et finira par porter cette lassitude forgée par les mauvaises expériences sur son visage mais pour le moment, il se contente de se laisser porter comme s’il n’avait aucun sac de pierres rattaché à ses chevilles.

Lorsque les paupières de Trevor ne cherchent plus à lutter contre la gravité, le môme se redresse légèrement pour le remuer un peu et l’empêcher de sombrer complétement. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule et ses yeux s’arrêtent sur une porte devant laquelle campe fermement Picasso qui relève aussitôt la tête dans leur direction. C’est ta chambre ? Je m’en voudrais de te laisser tomber en hypothermie sans bouger le petit doigt. Hors de question de le laisser s’endormir dans cette pièce aussi froide qu’une morgue.

-- the world is nothing, and life is less.

Si seulement vous saviez comme il est facile de parler aux inconnus. Quand on leur donne quelques uns de nos secrets, c'est comme laisser sur le bord de la route certaines vérités vulnérables qui ne feront plus de mal à personne.
Ce n'est pas grave si Rocky oublie ce que Trevor raconte.
C'est sans importance si les mots résonnent dans le vide et ne créent pas des tsunamies.
Ce n'est pas grave, c'est même mieux.
Morton lui adresse ses paroles comme il se confesse, d'une lenteur tranquille de l'homme qui sait qu'il est arrivé au bout de sa course et que toutes les épreuves sont à présent immuables.
Ce qu'était Trevor est inscrit dans les étoiles. En ouvrant les fenêtres ce soir, il a pu croiser son regard dans le ciel noir ; un court instant, il a reconnu cette galaxie que faisait naître Solal dans ses pupilles. C'était apaisant comme lorsqu'on lève la tête et qu'on y découvre une étoile filante. Cette sensation n'était qu'un éclair, une vague chaude qui aurait pu lui donner la force de continuer si elle n'avait pas laissé place à la glace. Si son corps se réchauffe contre celui de Rocky, son âme, elle, reste aussi glacée que le bout de son nez.
Il a envie de pleurer. C'est un état constant, comme un rhumatisme que le froid intensifie. Il a envie de pleurer mais ne le fait pas, pour l'honneur de ses souvenirs. A chaque larme coulée, c'est un peu comme si Trevor laissait s'échapper une partie de sa mémoire.

Le gamin parle du passé comme s'il était toujours à leur porte alors que Trevor se sent aujourd'hui si éloigné de lui. Bientôt, son cerveau malade d'alcool ne se souviendra peut-être plus de ce qu'était son univers avant les pertes trop nombreuses. Le temps fait son œuvre, efface les images mais pas la douleur.
Dans quelques années, Morton souffrira de laisser s'effacer les détails. La voix de Solal ne lui est déjà plus si claire que six mois en arrière. C'est une marée, emportant tout sur son passage mais laissant derrière elle quelques coquillages vides dont le bruit des vagues résonne lorsqu'on les porte à nos oreilles.
Les battements de son coeur s'apaisent mais ses lèvres violines retiennent toujours au creux de sa langue la douleur maudite de l'amant endeuillé.
-- Il n'est pas venu au monde de cette façon. Enfin si, probablement puis la vie lui a fait perdre confiance en lui. Il marque une pause, les yeux toujours fermés, l'âme égarée dans le passé. Solal a trouvé la paix après de nombreuses batailles. On ne montre de soi que ce que l'on veut. Et il était si fort à ce jeu là, un soleil si lumineux qu'il éblouissait et empêchait quiconque de s'approcher. Il n'y a que la nuit, qu'à l'abris des regards que Solal laissait s'éteignait afin de laisser Trevor embrasser ses plaies.

Un rire sans conviction quitte ses narines à la remarque de Rocky. S'il était une religion, l'univers se presserait de perdre la foi et lui ne serait qu'un dieu sans influence. Trop fatigué et égocentrique pour apporter à qui que ce soit le moindre bonheur. L'homme triste ne pense qu'à lui, conspirerait avec l'enfer si cela lui permettait que l'univers le plaigne.
Morton n'a rien de beau. Il est une toile ratée, couverte d'une tâche d'encre que l'on aurait éparpillé en voulant l'effacer.

-- Moi c'est le contraire, je voulais tout. Puis le goût de perdre s'est pointé. La vie lui avait appris à gagner mais l'expérimentation de la perte avait laissé place à une copie de Morton.
Une copie ouvrant à nouveau les yeux sur une pièce sombre et glaciale.
-- Je préfère rester ici.
De l'autre côté de la porte l'attendent des ombres aux regards tristes. Des monstres malheureux qui ne lui font plus de mal mais le noient de larmes. Des tristesses inouïes, faites de silence et de maltraitances suppliant Trevor de les laisser éclore afin de quitter leur nid.
Ce nid, son âme maudite à qui il ne permet même pas de respirer. Sans elles, l'homme ne serait plus qu'un tas de chair inutile.
-- Tu n'es pas obligé de rester. Je ne vais pas mourir.
Non, ce serait bien trop simple. La vie n'est pas si clémente.
Pourquoi le serait-elle alors qu'il est si dur avec lui-même ?

-- the world is nothing, and life is less.

La plupart des inconnus ordinaires se seraient empressés d’inventer un faux prétexte pour échapper à ce rendez-vous de la mélancolie et filer avant finir la soirée à tenir le crachoir pour l’ivrogne d’à côté mais Rocky ne montre pas le moindre signe d’inconfort. Le môme n’a jamais vraiment été révulsé par la tristesse d’autrui, ni vue comme quelque chose qui devrait être vécue dans le secret le plus total. A vrai dire, s’il y a bien quelque chose qui le rebutait, c’était l’indifférence générale qu’elle suscitait la plupart du temps. Il s’en fichait pas mal que ça soit celle d’un être proche, du voisin ou même d’un strict inconnu, aucune peine ne devrait être passée à la trappe. De sa maigre expérience de vie, le gamin avait retenu qu’aucun être humain n’exposera jamais cette facette de lui-même à moins d’être arrivé à bout de ses ressources, qu’importe si la raison en était personnelle ou incompréhensible par le commun des mortels. Alors qu’il s’imprègne des états d’âme de Morton, le petit a l’impression de comprendre sa perte. Il a l’impression, mais il n’en est rien. Sa douleur à lui n’est rien d’autre qu’un imposteur qui s’en inspire. Ses parents sont uniquement mots parce qu’il avait décidé qu’il en était ainsi en les enterrant vif dans un endroit de sa tête où il ne retournerait plus jamais. Estrela était loin de lui parce qu’elle l’avait délibérément cherché. Contrairement à celle du médecin, sa solitude avait un compte à rebours, celui de la peine d’emprisonnement de sa sœur qui se raccourcissait de jour en jour. Par contre, ce qu’il pouvait comprendre, c’est à quel point les souvenirs, bons comme mauvais, pouvaient parfois faire mal physiquement quand on en venait à se rappeler de ce qui avait été et combien on en était loin aujourd’hui. A quel point cette douleur contre qui les meilleurs analgésiques du marché s’avéraient inoffensifs pouvait pousser le plus brave des hommes à se rincer l’âme à la gnôle pour tenter vainement d’éradiquer les germes de la dépression.

Lorsque Trevor se hasarde à lui révéler que ce que dévoilait Solal n’était en réalité qu’une façade venue renforcer des fondations bien plus fragiles, Rocky n’en est qu’à moitié étonné. Il ne connaissait pas une personne sur cette terre qui n’avait jamais eu à blinder les apparences au moins une fois dans sa vie. On est tous quelqu’un d’autre, d'une façon ou d'une autre. Ca lui vient comme ça, comme une fatalité qu’on ne peut qu’accepter. Lui-même avait passé tant de temps à se laisser façonner par les attentes du monde qui l’entourait qu’il ne savait plus vraiment qui il était quand personne ne le regardait. Les autres ont toujours été ses impresarios et chaque son qui quittait sa bouche n’était qu’une ligne parmi tant d’autres écrite à l’avance pour remplir un rôle qu’on lui donnait.

Le problème quand on a tout, c’est qu’on a aussi tout à perdre.
Ce sont les mots qu’il étrangle dans sa gorge, ceux que Trevor n’a pas besoin d’entendre pour l’avoir appris à la dure. La mort de Solal n’était que le premier domino d’une longue succession qui avait entraîné avec lui dans sa chute son boulot et son feu intérieur. Le prends pas mal mais c’est pas l’impression que tu donnes. Il y avait des moments où sa respiration devenait si lente que Rocky s’attendait à perdre son pouls d’une seconde à l’autre, sans parler de cette pâleur extrême et de sa température proche du degré zéro. Si tu penses que je passais une soirée plus exaltante de l’autre côté du mur, tu te trompes. A vrai dire, j’hésite presque à remercier ton chat de m’avoir offert l’opportunité inouie de masser la tête de mon voisin, tu te rends compte ? Son souffle se transforme en un rire alors qu’il se moque de cette triste réalité qui est la sienne. Il en arriverait presque à avoir honte de gâcher ce temps de vie si précieux à ne rien faire, affalé dans son salon à attendre passivement que quelque chose l’arrache à sa monotonie. Au moins, le canapé de Morton avait le mérite d’être confortable. Je disais ça pour toi, t’as la peau glacée. Qu’il ajoute alors que le dos de sa main vient se poser contre la joue de Trevor pour confirmer ses propos. Elle est si gelée qu’il ne serait pas surpris de la voir fondre au contact de la chaleur de ses doigts. A moins que la spontanéité sauvage du médecin ne trouve l’énergie de le jeter dehors pour protéger à tout prix sa solitude comme un dingue, le môme ne bougera pas d’ici. Robotiques, les mains de Rocky se remettent à l’ouvrage dans la tignasse du plus vieux alors qu’il se demande où il trouve encore la force de lutter contre la fatigue. Un sourire tendre soulève la commissure de ses lèvres tandis qu’il invite l’oncologue à se laisser aller au sommeil. Tu devrais essayer de dormir, je te réveillerais quand j’aurais une crampe. Menteur. Il attendra certainement que son corps tout entier ne soit plus qu’une courbature avant d’oser protester, à moins de tomber endormi avant lui.

-- the world is nothing, and life is less.

Il est aussi glacé que Solal l'était juste avant de mourir.
Trevor le tenait contre lui dans ce même canapé en versant toutes les larmes de son être. L'image le hante encore, même après un an. Elle est toujours aussi nette. Son corps fatigué le tenait contre lui alors qu'il n'était même plus conscient. Morton attendait que les infirmières viennent pour l'aider à l'accompagner dans les dernières heures. Il savait que c'était la fin mais se raccrochait à l'espoir de se tromper. Ses mains perdues contre son crâne rasé autrefois couvert d'une tignasse épaisse, chaude et parfumée.
Morton le serrait si fort alors que son âme quittait doucement l'enveloppe de son amour.
Il ne faisait même pas soleil ce jour-là. La pluie était tombée toute la journée comme si le ciel savait qu'il était temps de le pleurer.
Picasso était avec eux, allongé sur les jambes déjà mortes de Solal. Le chat ronronnait si fort qu'il s'entendait à peine respirer.
La pire nuit de toute sa vie. Celle qu'il voudrait oublier mais que sa mémoire refuse d'archiver.

Si on est tous quelqu'un d'autre alors, t'es qui toi, gamin ? La voisine de quatre-vingt ans ?
Sa voix perd de son éclat. Morton fatigue et le froid accentue son besoin de trouver le sommeil. Ses yeux se ferment et la main de Rocky contre sa joue lui donne l'illusion d'un sentiment de paix. Moment éphémère. Dés que le soleil reprendra ses droits dehors, se réveilleront toutes ses peines et ses erreurs.
Car Trevor ne peut pas éviter perpétuellement qui est là, ce qu'il a fait, causé et perdu. Maintenant que toutes les cases de son cœur sont vides, c'est comme s'il avait besoin de se remplir à tout prix, sans réfléchir, de vices qui le tueront encore plus vite que le deuil.
Ses muscles se ramollissent alors que la chaleur des chauffages reprend doucement le pas sur la fraîcheur de la nuit.
Comme un an plus tôt, Picasso grimpe à son tour sur le canapé afin de s'allonger tout contre Trevor et ronronner aussi fort qu'il l'avait fait pour Solal. La main du médecin s'échoue dans le pelage clair de la peluche caractérielle et soudainement, tout semble reprendre sa place.

Les larmes redescendent tout au fond de son âme. Les monstres retournent se cacher sous les meubles. Les rêves brisés cessent de se briser encore et ne bougent plus d'un cil. La tempête se calme et laisse le paysage tel que Morton l'a laissé, saccagé mais étrangement calme et reposant.
Le ronronnement de Picasso masque les battements de son cœur.
C'est comme s'il était mort mais encore capable de penser. La douleur du corps et de la tête s'évanouissent pour ne laisser place qu'à la tendresse de l'instant. Parfois, il n'est pas question de grandes déclarations ou d'ébats enflammés pour se retrouver.
Il suffit qu'un inconnu débarque là, trouve la notice et les sortilèges nécessaires pour éloigner le mal et tout devient à nouveau limpide.
Le temps se suspend dans le vide.
Et le rien n'a jamais semblé aussi délicat qu'en cet instant.
Il s'endort, il y arrive, il le sent.
Le sommeil montre le bout de son nez, petit bonhomme tranquille, débranche quelques fils, éteint les lumières de son corps, installe les barrières de sécurité et surveille que personne ne vienne le troubler.
Trevor aurait voulu entendre la réponse de Rocky.
Dommage.

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